L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie par Jérôme PARMENTIER1

L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie

Résumé : parmi la production monétaire datable de l’époque carolingienne, figure un type de denier qui évoque particulièrement les préceptes instaurés par Charlemagne. Ce travail a l’intention d’étudier l’imagerie du pouvoir de cet empereur à travers un type monétaire significatif.

Le denier en argent sur lequel se porte notre attention se situe chronologiquement dans la quatrième et dernière période de frappe du règne (datée 812-814) de Charlemagne (fig. 1 et 2)2. Par la courte durée de leur émission, les pièces de ce type constituent des exemples chronologiques précis et des témoins rares de la Renaissance carolingienne. Notre sujet de recherche s’est donc étendu à divers exemplaires du cinquième type carolingien, à savoir le denier à la légende KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) et ses variantes 3 (fig. 3-9).
Né en 742, Charlemagne succède à son père Pépin le Bref (751-768) à l’âge de vingt-six ans. En 771, après la mort de son frère Carloman, le pouvoir lui revient entièrement et il dirige le royaume des Francs pendant quarante-cinq ans (768-814). Durant cette période, Charlemagne multiplie les conquêtes militaires, étendant ainsi les limites de l’empire. Il commence des campagnes en Saxe dès 772 et, en 774, après sa conquête de la Lombardie, il obtient le titre de roi des Lombards (fig. 3) 4. Ces diverses conquêtes en Europe de l’est et du sud-est ont permis une extension des territoires à partir des possessions héritées de Pépin le Bref.
Charlemagne fut baptisé à Rome lors de la Noël 800. C’est à ce moment que le souverain reçut la couronne impériale des mains du pape Léon III et qu’il endossa le titre d’empereur d’Occident. Cette désignation n’est cependant effective qu’à partir de 812, lorsqu’il est reconnu comme tel par Michel Ier Rhangabé (811-813), l’empereur byzantin du moment 5.
Les mesures de Charlemagne relatives à la monnaie font suite aux réformes mises en oeuvre par Pépin le Bref 6. Par l’édition du capitulaire de Francfort en 794 7, l’application de sa réforme fit alors disparaître les anciennes unités romaines, laissant place à la livre carolingienne qui devint l’unité monétaire officielle. Celle-ci se divisait en 20 sous de 12 deniers, et valait donc 240 deniers 8. La masse de la livre romaine était de 12 onces, celle de la livre carolingienne de 15 9. Le poids des pièces passa dès lors de 1,30 g à 1,70 g 10.
Le capitulaire de Francfort imposa d’indiquer sur une de leur face la mention de l’atelier et le nom de Charles (fig. 4-9) 11. D’autres capitulaires suivirent, attestant d’une volonté de gestion rigoureuse ainsi que du renforcement de la politique monétaire de l’époque. Citons ceux d’Aix-la-Chapelle en 803, de Thionville en 805 et de Nimègue en 808 12. Cette nouvelle valorisation de la masse de la livre et du sou permit d’harmoniser et d’unifier le système monétaire carolingien, tout en luttant contre le faux-monnayage (capitulaire de Thionville, 805 13). En outre, la nouvelle politique économique imposa la frappe de la monnaie in palatio, au palais (capitulaire de Nimègue, 808 14) et détermina la fin du sou d’or encore en usage en Lombardie 15.
Le droit de frapper monnaie était un droit régalien d’origine impériale 16. Le règne de Charlemagne est associé à quatre types monétaires, qui furent en usage respectivement en 768-771, 771-793/4, 793/4-812 et 812-814 17. Les monnaies de la seconde partie du règne virent leur facture rendue plus lisible, faisant césure avec les légendes peu claires des deux premiers types. Les préceptes de la Renaissance carolingienne, inspirés des institutions antiques, furent ainsi mis en pratique. C’est au dernier type monétaire qu’appartient le denier étudié ici. On remarque que dès sa reconnaissance impériale en 812 par le basileus Michel Ier Rhangabé, Charlemagne fit usage du droit d’effigie 18. L’application de ce droit, usuelle chez les empereurs d’Orient, faisait par ailleurs renouer le monnayage carolingien avec la tradition antique. Par cette représentation personnelle, l’empereur se plaçait sur un pied d’égalité avec le basileus byzantin.
On observe une moindre dispersion des ateliers qu’à la période mérovingienne ; la volonté royale, exprimée dans les capitulaires, est en effet d’en limiter le nombre. L’effigie de l’empereur est remarquablement uniforme dans les différentes régions de l’Empire. Parmi la relative diversité des monnaies du quatrième type 19, nous avons retenu les ateliers de Lyon (fig. 6), Rouen (fig. 7), Metallum German 20 (fig. 8), Dorestad (fig. 9) et Quentovic (fig. 5). Les revers de certains exemplaires représentent une porte de la ville (fig. 6 et 7), des outils servant à frapper monnaie (fig. 8) ou encore, un bateau (fig. 5 et 9) 21. Le navire présent sur le revers des pièces de Dorestad (port du Haut Rhin, Pays-Bas) et de Quentovic (port de la Canche, Pas-de-Calais 22) fait certainement allusion au commerce maritime 23.
Le droit de la monnaie que nous présentons (fig. 1) porte la légende KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) 24. La lettre M sous le buste indique la localisation de l’atelier monétaire, en l’occurrence Mayence 25. Le droit de la monnaie représente l’empereur Charlemagne couronné de lauriers, vêtu d’une cuirasse et du paludamentum impérial. Ces attributs font référence à l’idéologie romaine antique du pouvoir. Le buste du personnage est entouré de la titulature qui permet d’identifier clairement Charlemagne. Cette inscription est explicite et bien lisible, affirmant son statut impérial. La figuration prend place dans une dynamique du pouvoir carolingien qui vise à se situer dans la lignée de l’empire romain d’Occident 26. Par le choix de cette représentation, l’empereur apparaît en successeur de Constantin 27. Inspirée d’un modèle romain tardif 28, cette représentation du souverain peut être considérée comme un portrait rétrospectif et iconique, en association avec les quelques figurations non monétaires conservées, réalisées de son vivant ou peu après son décès, telles la statuette équestre de Metz (fig. 10) ou encore une page historiée du cartulaire de Fulda (fig. 11). Sur ces différents supports, Charlemagne porte à chaque fois les cheveux courts et une longue moustache au caractère germanique 29. Ce type au buste impérial sera entre autres repris de 814 à 819, ce qui correspond aux débuts de règnes de Louis le Pieux (814-840), Pépin Ier (817-838) et Lothaire (817-855) 30.
Au revers (fig. 2), la légende XPISTIANA RELIGIO (la Religion Chrétienne) entoure un temple tétrastyle 31. C’est ainsi qu’était représentée la « Fontaine de Vie », un baptistère symbolique. Ce thème est fréquemment évoqué par les artistes carolingiens 32. La présence des croix à l’intérieur et au sommet du toit de l’édifice viennent confirmer la légende et permettent d’identifier un édifice chrétien. L’iconographie du bâtiment se réfère aux temples romains par la rangée d’escaliers, les deux paires de colonnes et le fronton. On remarque sur ce revers l’usage conjoint de lettres grecques et latines, ce qui ferait référence, selon J. Belaubre, au projet de Charlemagne de réunir l’Empire d’Orient à l’Empire d’Occident grâce à son mariage prévu avec Irène (797-802), l’impératrice byzantine, et d’ainsi reconstituer l’Empire romain 33. Ce revers affirme assurément que le siège apostolique romain, le « prima sedes », était sous la protection de l’empereur carolingien 34.
La lisibilité de la pièce montre la volonté carolingienne d’un retour à une graphie claire 35, instaurant de ce fait la minuscule caroline. Les deux côtés de la pièce traduisent une influence antique 36, tout en assurant par leurs figurations son origine carolingienne.
La politique monétaire de la fin du règne de Charlemagne diffuse l’image d’un empereur dont le pouvoir tant temporel que religieux est renforcé. L’idéologie politique se sert de l’iconographie impériale antique pour affirmer ce renforcement. Le denier à l’effigie de Charlemagne doit être également considéré comme une oeuvre de l’art monétaire carolingien. Ce rare exemple numismatique, doté d’une datation précise (812-814), révèle le mouvement de pensée de la Renaissance carolingienne, instaurée par Charlemagne. Cette monnaie constitue en effet un témoin fidèle de la politique d’unification de l’empire carolingien sous un même souverain et sous une même religion. Les caractères épigraphiques clairs que présentent les légendes des pièces vont aussi en ce sens.
Longtemps après la disparition de l’ancien système monétaire romain, après l’anarchie qui caractérisa les dernières décennies du monnayage mérovingien, l’instauration du système de la livre carolingienne divisée en 20 sous de 12 deniers donna une base renforcée et homogénéisée au monnayage royal puis impérial carolingien, fixant ainsi des règles monétaires qui perdurèrent durant la suite de la période médiévale.
Au décès de Charlemagne, le 28 janvier 814, le pouvoir impérial passa à Louis le Pieux, son seul fils survivant. Conséquence de l’idéologie impériale qu’il développa de son vivant, et dont les dernières monnaies de son règne sont une expression, l’image de Charlemagne est demeurée jusqu’à nos jours un symbole fort dans l’Histoire du continent européen.

1. Master en archéologie nationale à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve.
2. DEPEYROT 1998, p. 31 (type 5, variantes A à D).
3. Telles les légendes +DN (Dominus Noster) KARLVS IMP(erator) AVG(ustus) REX F(rancorum) ET L(angobardorum) – XPISTIANA RELIGIO ; KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +LVGDVNVM ; KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +RODOMAGVM ; KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +METALL GERMAN ; KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +DORESTADO et KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +QVENTOVVIC.
4. FOLZ 2008, p. 59-60.
5. Ibid. 2008, p. 215-217.
6. BOMPAIRE & DUMAS 2000, p. 385.
7. MGH I, 28.

L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 1
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 2
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 3
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 4
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 5

Fig. 1 – Droit du denier de Charlemagne. KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus), M, buste lauré, drapé et cuirassé de Charlemagne à dr. Atelier de Mayence, vers 812-814. Ar : 1,60 g ; 18 mm
(© Banque d’images BnF, cote cliché :
NB-A-092468)
Fig. 2 – Revers du denier précédent :
(© Banque d’images BnF, cote cliché
NB-A-092469)
Fig. 3 – Denier de Charlemagne. Buste et temple tétrastyle : +DN (Dominus Noster) KARLVS IM[P](erator) [AV]G(ustus) REX F (rancorum) ET L(angobardorum) (Notre Sire Charles, Empereur Auguste, roi des Francs et des Lombards) – XPISTIA[NA] RELIG[IO]. Atelier inconnu, vers 812-814. Ar (BELAUBRE 1986, p. 185).
Fig. 4 – Denier de Charlemagne. KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus), F – XPISTIANA RELIGIO. Atelier de Francfort, vers 812-814. Ar (BELAUBRE 1986, p. 185).
Fig. 5 – Denier de Charlemagne. Buste et bateau, avec oiseau sur le haut du mât : KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +QVE[N]TVVV[IC]. Atelier de Quentovic, vers 812-814. Ar : 1,65g ; diam. 20 mm (GRIERSON 1976, p. 55).

8. BELAUBRE 1986, p. 45.
9. LAFAURIE 1978, p. 157.
10. GRIERSON & BLACKBURN 1986, p. 206 ; BOMPAIRE & DUMAS 2000, p. 386.
11. ENGEL & SERRURE 1891, p. 214 ; FRÈRE 1977, p. 90.
12. BELAUBRE 1986, p. 45. Respectivement MGH I, 40, 44 et 53. Liste des capitulaires concernant la monnaie entre 768 et 877 in DEVROEY 2015, p. 183.
13. ENGEL & SERRURE 1891, p. 219 ; FRÈRE 1977, p. 91.
14. ENGEL & SERRURE 1891, p. 219 ; FRÈRE 1977, p. 91 ; COUPLAND 1986.
15. BOMPAIRE & DUMAS 2000, p. 386.
16. BOMPAIRE & DUMAS 2000, p. 384-387.
17. DEPEYROT 1998, p. 27-31.
18. L’Encyclopédie universelle définit ce droit comme le « pouvoir conféré à un personnage d’utiliser son propre portrait comme type monétaire ».
19. Pour la période qui nous intéresse (812-814), DEPEYROT 1998, p. 14, mentionne les ateliers d’Arles (Fr.), Dorestad (actuellement Duurstede, P.-B.), Lyon (Fr.), Metallum German, Quentovic (Fr.), Rome (It.), Rouen (Fr.) et Trèves (All.).
20. Concernant cette production, Cerexhe proposa les mines du Herz (All.), in CEREXHE 1887, pl. III. Cette localisation semblait plausible mais ENGEL & SERRURE 1891, p. 218, suivis par GRIERSON & BLACKBURN 1986, p. 206, ont proposé l’atelier de Melle, dans le Poitou. Les analyses pratiquées récemment et publiées dans TEREYGEOL et al 2005 (voir spécialement le commentaire p. 54), montrent que Metallum German désignait très probablement l’atelier de Melle.

L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 6
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 7
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 8
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 9

Fig. 6 – Denier de Charlemagne. Buste et porte de la ville : KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +LVGDVNVM. Atelier de Lyon, vers 812-814. Ar (ENGEL & SERRURE 1891, p. 220).
Fig. 7 – Denier de Charlemagne. Buste et porte de la ville : KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +RODOMAGVM. Atelier de Rouen, vers 812-814. Ar (CEREXHE 1887, pl. III).
Fig. 8 – Denier de Charlemagne. Buste et outils de frappe de la monnaie : KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +METALL.GERMAN. Atelier d’appellation Metallum German (Mines du Herz ?),
vers 812-814. Ar (CEREXHE 1887, pl. III).
Fig. 9 – Denier de Charlemagne. Buste et bateau, avec croix sur le haut du mât : KAROLVS IMP(erator) AVG(ustus) – +DORESTADO. Atelier de Dorestad, vers 812-814. Ar (ENGEL & SERRURE 1891, p. 220).

21. GRIERSON & BLACKBURN 1986, p. 206.
22. GRIERSON 1976, p. 55.
23. ENGEL & SERRURE 1891, p. 220.
24. BELAUBRE 1986, p. 185 et DEPEYROT 1998, p. 31.
25. Les deniers au revers XPISTIANA RELIGIO sont issus d’ateliers du palais mais les initiales C, F, M et V indiqueraient des villes italiennes ou germaniques, d’après FRÈRE 1977, p. 9. ENGEL & SERRURE 1891, p. 220-221, inclinaient à reconnaître les lettres F pour Florence, M pour Milan et V pour Venise. Depuis, GRIERSON 1965, p. 522-523, a proposé d’identifier plus plausiblement ces initiales aux villes de Coblence (Confluentia), Francfort (Franconoforte), Mayence (Mogontia) ou Worms (Vormacia), qui correspondent mieux aux localités austrasiennes les plus fréquemment fréquentées par Charlemagne à la fin de sa vie.
26. PROU 1896, p. XI.
27. FRÈRE 1977, p. 9.
28. ENGEL & SERRURE 1891, p. 219 ; PROU 1896, p. XI ; GRIERSON 1976, p. 59.
29. ENGEL & SERRURE 1891, p. 219-220.
30. DEPEYROT 1998, p. 31-32.
31. GRIERSON & BLACKBURN 1986, p. 209.
32. BELAUBRE 1986, p. 46. Contrairement à ce que pouvait en croire Prou (PROU 1896, p. XI), il ne s’agit pas d’une représentation stylisée de la basilique Saint-Pierre de Rome. Cette construction peut cependant s’apparenter à une structure à baldaquin d’origine antique, appelé fastigium, présente au-dessus du trône du souverain et dont la symbolique renvoie au statut impérial, dans GARIPZANOV 2003.
33. BELAUBRE 1986, p. 185.
34. Ibid., p. 46.
35. BOMPAIRE & DUMAS 2000, p. 62.
36. ENGEL & SERRURE 1891, p. 219. Cette influence de l’Antiquité est encore soulignée par l’emploi commun des écritures grecques et latines.

L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 10
L’imagerie du pouvoir de Charlemagne à partir d’un denier à son effigie
Fig. 11

Fig. 10 – Statuette équestre dite de Charlemagne ou de Charles le Chauve, cathédrale de Metz, cavalier daté de la seconde moitié du IXe s. Bronze autrefois cuivré, H. 25 cm. Détail (Musée du Louvre, ©2000 RMN / Jean-Gilles Berizzi).

Fig. 11 – Charlemagne et Pépin. Modène, bibliothèque capitulaire, Liber legum, Ord. I. 2, fol. 154v (extrait), fin Xe s.. Copie d’un manuscrit de Fulda d’entre 829 et 836 (BARBIERI 2007, p. 54).