Les pratiques monétaires du haut Moyen Âge d’après les sources narratives par Christian Lauwers1

Les pratiques monétaires du haut Moyen Âge d’après les sources narratives

Introduction : questions et sources

La grande question que l’on peut poser aux sources écrites à propos des monnaies du Haut Moyen Âge est : à quoi servaient-elles ? Généralement en or sous les Mérovingiens, en argent à partir des environs de 670 et durant toute la période carolingienne, les monnaies ne formaient plus, comme à l’époque romaine, un large éventail de dénominations permettant de monétiser toutes les transactions. Comment acheter un pain, comment faire l’aumône, lorsque la plus petite pièce disponible est un triens d’or, équivalant à plusieurs journées de travail ? Les renseignements que l’on peut tirer des monnaies et de leurs contextes archéologiques sont limités. Sur les monnaies elles-mêmes, on peut, en fonction de leur état de conservation et de l’époque de leur production, lire les noms d’un pouvoir émetteur et d’un lieu d’émission. Les monnaies portant l’effigie ou le nom d’un roi donnent un intervalle chronologique, les dates de début et de fin d’un règne. Les trésors et les études de coins permettent la mise en série des monnaies et l’établissement de chronologies relatives. Un contexte de découverte bien établi peut indiquer sur quel type de site ‒ rural ou urbain, habitat, marché, quartier artisanal, sanctuaire, camp militaire, etc ‒ telle ou telle dénomination monétaire a de préférence circulé et a pu être utilisée ou thésaurisée. Les sources littéraires anciennes viennent compléter ce tableau très fragmentaire en nous donnant une série d’exemples de pratiques monétaires, dans un contexte constitué cette fois par des récits, des lois et des décrets.
Les sources narratives d’époque franque s’attachent soit à faire la chronique d’événements extraordinaires, afin d’en transmettre le récit à la postérité, soit à faire l’éloge de souverains, soit encore à justifier l’existence de fondations ecclésiastiques en faisant l’apologie de leurs fondateurs, saints, évêques et abbés. C’est dire que ces sources sont dès le départ biaisées. Elles le sont d’autant plus qu’elles ont souvent connu des modifications et des ajouts au cours des siècles. Ces altérations et ces biais sont cependant le plus souvent de peu d’importance pour l’identification des fonctions de la monnaie. Car la monnaie n’est pas le personnage principal de ces chroniques, mais un élément du décor. C’est en scrutant l’arrière-plan des récits que l’on découvre, ici et là, un paiement, un prêt, une rançon, ou une aumône. Que les montants des tributs et des butins soient exagérés, les prix des marchandises rarement mentionnés, soit : l’important pour nous est de savoir quelles transactions étaient monétisées, à quelles occasions, entre quels acteurs. Ce sont ces transactions que les sources narratives mérovingiennes, et dans une moindre mesure carolingiennes, nous permettent d’entrevoir.

1. Les pratiques monétaires à l’époque mérovingienne

1. 1. Les sources

Les sources écrites sur la monnaie médiévale ont fait l’objet d’un premier inventaire par Wilhelm Jesse en 1924 2. Pour l’époque mérovingienne, nous disposons d’ouvrages plus récents, le dernier en date étant l’annexe d’un article de Martin Heinzelmann 3, paru en 2013, où 135 mentions de la monnaie sont répertoriées. Il s’agit uniquement des mentions explicites, soit de noms de monnaies, solidus, aureus, triens, tremissis, nummus, soit de la monnaie en général, pecunia, soit d’un monnayeur, monetarius, ou d’un atelier monétaire, moneta publica. Notre premier tableau donne un aperçu des sources narratives utilisées. Seules les sources où la monnaie est citée plus d’une fois y sont reprises.

L’examen des mentions de la monnaie dans ces diverses sources permet d’établir un classement en fonction à la fois des types de pratiques et de la chronologie des événements relatés.

Nous ne sommes bien sûr pas dupe d’un tel tableau. La division par siècles est artificielle. La volonté de quantifier est une habitude méthodologique des archéologues et des numismates, mais peutelle se justifier lorsque l’on considère, non pas des objets matériels, mais des mentions textuelles ? Le même événement peut être rapporté par plusieurs auteurs, se citant les uns les autres. C’est par exemple le cas pour un solidus coupé en deux par Childéric au moment de partir en exil, et dont son ami Wiomad doit lui renvoyer sa moitié pour lui signaler qu’il peut rentrer en Gaule ; l’événement est raconté une première fois par Grégoire de Tours au VIe siècle et repris par le pseudo-Frédégaire au VIIe siècle 5. Lorsque la répétition est repérée, nous l’avons considérée comme une mention unique. D’autre part, la fréquence des mentions de certaines pratiques monétaires, comme le don d’aumônes, est probablement déterminée plus par les visées hagiographiques ou apologétiques des auteurs que par l’importance de ces fonctions dans la pratique quotidienne. Ces remarques sont fondées. Mais un tel tableau permet de structurer la recherche, en nous donnant une base à partir de laquelle examiner nos sources de plus près et ensuite raisonner. La rareté des occurrences du Ve siècle s’explique en partie par les sources littéraires disponibles. La plupart des mentions proviennent de sources du VIe siècle (Grégoire de Tours) et du VIIe (Frédégaire). La Vie de Germain d’Auxerre, rédigée vers 480, est la seule source (presque) contemporaine des faits décrits. La surreprésentation des occurrences du VIe siècle est due en grande partie à Grégoire de Tours, qui mentionne plus de 80 fois la monnaie dans ses ouvrages. C’est le meilleur témoin pour la période mérovingienne6.
Les sources du VIIe siècle sont, le pseudo-Frédégaire excepté, hagiographiques. Les Vitae mettent en relief les dons et aumônes des saints et fustigent les clercs qui tentent de se faire élire évêque en payant les électeurs.

La monnaie d’or cesse d’être produite dans le dernier tiers du VIIe siècle. Elle est néanmoins encore mentionnée à trois reprises dans les années 700-720. Dans les trois cas, il s’agit de sommes importantes, des milliers de solidi pour l’achat d’un domaine foncier, une centaine pour l’achat d’une fontaine, deux cents pour la compensation d’un cheval volé. Le solidus pourrait être ici une monnaie de compte. Cependant, la mention inter aurum et argentum cum millenis solidis, ainsi qu’une anecdote située au VIe siècle mais qui est plus probablement un ajout postérieur, et sur laquelle nous reviendrons, nous incitent à penser que l’arrêt de la production des monnaies d’or n’a pas été immédiatement suivi par leur disparition de la circulation. Le plus probable est que la fin du VIIe siècle et le début du VIIIe aient vu la circulation conjointe de monnaies d’or et d’argent (fig. 1-5)

1. 2. Les finances royales

Les sources narratives nous donnent beaucoup de renseignements sur les entrées des trésors royaux et peu sur leurs sorties. Du côté des entrées, nous disposons d’informations sur les ressources amenées par la guerre (tributs et cadeaux diplomatiques) et par la fiscalité (impôts, amendes, compositions). Du côté des sorties, les textes ne nous renseignent que sur les dons aux institutions ecclésiastiques. La description des trésors royaux d’une part, des dépenses de l’autre, semble indiquer qu’une grande partie des monnaies entrées dans ces trésors était thésaurisée. Les sources littéraires ne signalent pas de paiements faits aux armées, contrairement à l’époque romaine où ces paiements, qui formaient la plus grande part des dépenses de l’État et le principal moyen de mise en circulation des nouvelles monnaies, sont régulièrement mentionnés7. Les armées mérovingiennes n’étaient ni permanentes, ni soldées. Nous n’avons trouvé dans aucun texte la mention d’un travail salarié. Une seule mention est faite, par Grégoire de Tours, d’un roi achetant des biens, le roi Childéric, qui a un fournisseur attitré, certainement de biens de luxe : le Juif Priscus. Les dépenses royales étant pour la plus grande part absentes des sources disponibles, le mécanisme par lequel les rois mérovingiens mettaient en circulation la nouvelle monnaie nous échappe. Cette asymétrie entre entrées et sorties a sans doute été voulue par les rois, un accroissement du trésor royal allant de pair avec un gain de pouvoir, un appauvrissement du trésor accompagnant un déclin de ce pouvoir et une plus grande vulnérabilité face aux rois concurrents et aux prétendants.

1. 2. 1. Les entrées des trésors royaux

Les sources ne précisent ni la composition des butins saisis lors des campagnes militaires, ni les modalités de leur répartition. Il est néanmoins certain que les trésors royaux en recevaient une part importante. Grégoire de Tours et Frédégaire rapportent le paiement de dons et de tributs en monnaies d’or visant à acheter ou préserver la paix, ou à ménager des alliances.

D’après le récit de Frédégaire, c’est parce que le roi goth Alaric s’est montré incapable de payer à Clovis la pénalité qui lui était imposée que la guerre reprit entre Francs et Wisigoths, menant à la victoire franque de Vouillé en 507. Théodoric, dans ce récit, ne chiffre pas cette pénalité. Il ne semble pas réaliser que la quantité d’or nécessaire pour recouvrir un guerrier franc et son cheval dépasse les possibilités du trésor du roi wisigoth. Mais le nom de Frédégaire recouvre une source franque qui écrit deux siècles après les faits, et son récit peut être biaisé de multiples façons, voire même être totalement légendaire. Il ne fait en tout cas guère de doute que de fortes sommes en or furent versées à plusieurs reprises aux rois mérovingiens, pour acheter leur alliance ou leur neutralité.

La Loi salique imposait de remplacer la vengeance privée par des paiements. Lorsque les délits concernaient des biens matériels, les montants des compensations prévus par la Loi dépassaient largement la valeur marchande de ces biens. Chaque article de la Loi prévoyait le paiement d’un montant venant en plus de la valeur du bien considéré et des frais de justice (fredum). Une partie de ce montant devait être remise à la victime du délit, une autre allait au roi, dont l’autorité garantissait la protection de la population contre les vengeances privées. Grégoire de Tours mentionne huit fois les compositions dans l’Histoire des Francs, entre 535 et 588.

Aux compositions s’ajoutent à l’occasion des amendes : pour avoir laissé fuir un prisonnier, pour ne pas avoir répondu à l’ordre de mobilisation royal, pour avoir travaillé le dimanche8.

Nous avons inclus dans le tableau 4 un extrait d’une source normative mérovingienne, l’article 14 du Décret de Childebert II, parce qu’il permet de donner un élément de réponse à une question que se posent depuis longtemps les historiens de la monnaie : comment effectuait-on un paiement lorsque l’on ne disposait pas de monnaie ? « Servus vero aut tres solidos reddat, aut de dorsum suum componat ». S’il ne possédait pas les trois solidi nécessaires pour règler l’amende, ou si son maître ne souhaitait pas les payer pour lui, un esclave pouvait « payer avec son dos » en recevant des coups de fouet. La même prescription se trouvait déjà dans les décrets de cités grecques, les hommes libres payant les amendes en monnaie, les esclaves en subissant des châtiments corporels si leurs maîtres refusaient de payer l’amende pour eux.
Un passage de Grégoire de Tours (VII, 42) montre que parmi les hommes mobilisés par les rois afin de les accompagner durant les campagnes militaires, certains ne répondaient pas à l’appel et devaient payer des amendes. Loin donc de toucher une solde pour
participer aux campagnes, il arrivait aux Francs de devoir payer s’ils s’en abstenaient. Cela explique les excès décrits par l’ensemble des sources lors de ces opérations militaires, les soldats francs vivant de pillage et de rançons, même lorsqu’ils traversaient des pays alliés. Les Mérovingiens ont hérité du Bas-Empire un système de taxation basé sur des recensements devenus obsolètes au VIe siècle. Les magistri militum, les maîtres de milices gallo-romains, Aetius, Egidius et Syagrius, purent maintenir, sinon un contrôle romain, du moins une présence d’autorités déléguées par Rome, sur des territoires du nord de la Gaule se rétrécissant pour finir par constituer une principauté autour de Soissons puis par disparaître en 486, englobés dans le royaume de Clovis. Ces maîtres de milices ont perçu des taxes afin de financer la défense de leurs territoires. Un passage de Frédégaire témoigne de cette fonction de relais des maîtres de milices entre la fiscalité du Bas-Empire et la fiscalité du VIe siècle. Les sources littéraires montrent une évolution de cette fiscalité. Dans la première moitié du Ve siècle, le collecteur d’impôts qui apparaît dans la Vie de saint Germain d’Auxerre est un militaire attaché aux services du gouverneur de province. Dans la seconde moitié du VIe siècle, la collecte des impôts est affermée à des gens de haute condition qui utilisent leur charge pour pressurer le peuple et amasser des fortunes. Le roi peut, si bon lui semble, lever de nouveaux impôts ou décider de recenser la population afin de répartir plus équitablement les impôts existants.

1. 2. 2. Les sorties des trésors royaux

Du côté des sorties, les sources narratives semblent n’avoir retenu que les dons faits par les rois et leurs épouses aux institutions ecclésiastiques. Ces dons étaient soit destinés à la construction de bâtiments et à l’entretien des moines, soit aux pauvres dépendant de ces institutions. De tels dons sont recensés de la fin du Ve à la fin du VIIe siècle. Pour les donateurs, il s’agissait le plus souvent d’obtenir, par l’intercession des évêques et des moines, une guérison ici-bas ou le salut d’une âme chargée de nombreux péchés. Parmi les mentions repérées, deux au moins sont sujettes à caution. Dans le Liber de vita patrum, sous la signature de Grégoire de Tours, il est rapporté que Childéric, roi des Burgondes, aurait accordé en 467 aux monastères du Jura une charte par laquelle il leur attribuait annuellement 300 muids (modius) de blé, 300 de vin, et 100 aurei pour l’habillement des moines. Cette charte aurait toujours été en application à l’époque de Grégoire de Tours. Le problème est que, pour l’ensemble de la période mérovingienne, dans les textes mentionnant la monnaie, cette charte est unique. Il nous semble qu’il faille voir ici un ajout tardif, fait à une époque où de telles chartes étaient régulièrement concédées, l’époque carolingienne. La somme de 6000 solidi donnée par le roi Childebert détonne par son importance. L’auteur de la Vie de saint Germain ne l’ignore pas ; il tempère son exagération manifeste en ajoutant que Germain n’ayant pas trouvé assez de pauvres pour tout distribuer, renvoya 3000 solidi au palais.
Une grande partie de ces dons était ensuite partagée entre les nécessiteux dépendant des églises et des monastères. Les mentions de ces distributions, ainsi que des aumônes faites par les ecclésiastiques, mais également par des membres de l’aristocratie franque
et gallo-romaine, sont nombreuses. L’importance des aumônes n’a cependant rien qui doive surprendre, dans la mesure où donner aux pauvres revenait à donner à Dieu, c’est-à-dire à accumuler un capital dans l’au-delà. Les saints abbés et évêques se devaient de montrer l’exemple. Cependant, comment faire l’aumône lorsque l’on ne dispose que de pièces d’or ? Deux textes du VIe siècle, l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours et le testament de saint Rémi, mentionnent une matricola 9, un registre paroissial ou abbatial, dans lequel les pauvres devaient s’inscrire pour avoir droit aux aumônes. Le testament de saint Rémi prévoit le don de deux solidi à partager entre les pauvres immatriculés de Reims et d’un solidus pour ceux de Laon. Les aumônes en monnaie pouvaient donc être collectives, à charge, soit pour l’institution ecclésiastique, soit pour les pauvres eux-mêmes, de transformer les dons reçus en biens de consommation divisibles. Dans le Livre des miracles de saint Martin (III, 31), Grégoire de Tours met en scène un pauvre chargé par ses camarades de rester à l’église pour recevoir les aumônes. Ayant reçu un triens d’or, il déclare n’avoir reçu qu’un argenteus, une monnaie d’argent. L’épisode montre également que les aumônes en espèces pouvaient être partagées. Un problème de chronologie se pose cependant : à l’époque où le texte de Grégoire de Tours situe la scène, entre 567 et 573, les émetteurs mérovingiens ne frappaient pas de monnaies d’argent, et il est probable que depuis la fin du Ve siècle, aucune nouvelle monnaie d’argent n’était mise en circulation dans le nord de la Gaule. L’épisode ne fonctionnant que pour une période où des monnaies d’or et d’argent circulaient ensemble, il doit être replacé après 670, date du début de la production des deniers mérovingiens.
Les monnaies permettent de reconnaître ici à nouveau un ajout tardif à l’oeuvre de Grégoire de Tours.
Il nous faut garder à l’esprit que les récits anciens, tant historiques qu’hagiographiques, s’attachent en priorité à relater des événements qui sortent de l’ordinaire, pouvant inspirer l’admiration, l’étonnement, l’imitation ou la réprobation, et non des faits appartenant à la vie quotidienne. Ce que les textes nous montrent surtout, ce sont les grands personnages, rois, aristocrates, évêques et abbés, des personnages possédant de grandes richesses, qu’ils dépensent avec ostentation. Il est très possible que les aumônes en or rapportées dans ces chroniques et ces vies de saints, loin d’être représentatives des réalités de l’époque, soient en réalité des exceptions et que la majorité des aumônes aient été faites non en monnaie mais en nature. Les source écrites mérovingiennes ne mentionnent aucune dépense royale destinée à entretenir ou construire des infrastructures telles que bâtiments publics, routes et ports, ou à payer les services de fonctionnaires ou d’administrateurs civils.

1. 3. Les fonctions de la monnaie dans le public

La place du commerce dans les sources narratives est très limitée : 17 mentions sur 183, soit moins de 10 pourcents des fonctions mentionnées. Servir de moyen d’échange sur les marchés est loin d’être la seule fonction de la monnaie d’or mérovingienne. Le portrait que font nos sources des marchands n’est le plus souvent guère reluisant : ils n’hésitent pas à acheter à bas prix des biens volés, à couper le vin pour s’enrichir rapidement, à escroquer leurs clients en leur vendant de prétendus remèdes ou des reliques. Voyant que Germanus est pressé par le temps, le marchand auquel il s’adresse afin de lui vendre sa monture en profite pour lui en donner un prix trop bas. Une punition divine vient le plus souvent sanctionner ces mauvaises actions. C’est ainsi que, par exemple, un oiseau de proie s’empare de la bourse dans laquelle le Lyonnais qui vendait du vin coupé a serré tout son bénéfice, et la laisse tomber dans la Saône. Les marchands professionnels ne semblent pas être appréciés par les hagiographes. La vente d’un domaine se fait par contre de gré à gré, entre dignitaires ecclésiastiques et aristocrates, sans intermédiaires. Une autre fonction de la monnaie circulant dans le public est de permettre le rachat des captifs. C’est dire que la monnaie d’or, pour le grand public comme pour les rois, joue régulièrement un rôle dans les dépenses relatives aux guerres. Ne touchant pas de solde, les guerriers francs ne pouvaient compter que sur le pillage et la vente de prisonniers, soit contre rançon, soit comme esclaves, pour rentabiliser leurs activités guerrières.
La monnaie peut également servir à soudoyer des électeurs, acheter un évêché, payer un maire du palais pour obtenir un jugement favorable, payer des arrhes aux parents d’une fiancée, payer un tueur à gages. Dans de rares cas, elle est prêtée ‒ avec ou sans mention d’intérêts ‒, accumulée ou thésaurisée. Le rôle de réserve de valeur est tenu de préférence par des objets de luxe, vaisselle d’or et d’argent, armes, bijoux, qui ajoutent à la fonction de réserve une fonction d’ostentation. Ces objets peuvent être fondus et monnayés si nécessaire.

2. Les pratiques monétaires à l’époque carolingienne

2. 1. Les sources

Les sources narratives carolingiennes mentionnant la monnaie n’ont pas, jusqu’à ce jour, fait l’objet d’un recensement exhaustif. Nous n’avons rien trouvé dans Éginhard ou dans les Annales royales pour le règne de Pépin le Bref. Les Annales et Chroniques n’ont livré que sept mentions assurées et trois probables pour les règnes de Charlemagne et Louis le Pieux, de 768 à 840. À partir de 840, les sources ecclésiastiques, Vies et Miracles de saints et Annales de monastères, montrent que l’usage du denier d’argent s’est répandu jusque dans les campagnes et dans des régions périphériques comme la Bretagne et la Germanie. Les tributs payés aux Vikings sont bien représentés dans les sources du règne de Charles le Chauve, entre 840 et 877.

2.2. Les pratiques

Pour les règnes de Charlemagne et Louis le Pieux, très peu de chiffres sont donnés ‒ trois ‒, et ils se rapportent exclusivement aux montants de tributs. Cent livres d’argent payées par les Frisons aux Danois pouvaient être ou non monnayées. Les marchands installés dans le port de Rerich, situé au nord de l’Elbe, payaient aux Danois des impôts qui pouvaient être aussi bien en nature qu’en monnaie. Le trésor public géré par Tanculf pour le compte de Louis le Pieux contenait certainement des espèces. Ce petit nombre de mentions, et ce nombre encore plus petit de chiffres, montrent à la fois une continuité du point de vue qualitatif avec l’époque précédente ‒ les fonctions de la monnaie qui y apparaissent, aumône, cadeau diplomatique, tribut, peut-être commerce, nous sont familières ‒ et une rupture du point de vue quantitatif.
Pour les années 841-877, les Annales de Saint-Bertin, qui font immédiatement suite aux Annales royales, ajoutent onze mentions de paiements faits aux Vikings, et dans quelques cas, les moyens par lesquels les sommes nécessaires ont été réunies, ainsi que la mention d’un tribut payé par les Bretons à Charles le Chauve. L’argent est mentionné sous différentes formes dans ces Annales : le terme générique pecunia ; une monnaie réelle, le denier ; une monnaie de compte, le solidus ou sou de 20 deniers ; et la livre d’argent, qui pouvait soit désigner une masse de métal soit la livre de compte de 12 sous ou 240 deniers.
Les petites sommes levées par Charles le Chauve comme contributions auprès des manses et des marchands étaient libellées en deniers. Les sommes plus importantes payées par les grands propriétaires et les ecclésiastiques étaient le plus souvent libellées en solidi. Quant aux très grosses sommes payées aux Vikings, elles étaient libellées en livres d’argent. Il est probable que les Vikings formulaient leurs exigences en livres ‒ en 866, il est précisé que l’unité est la livre de leur poids, libra ad pensam eorum, et non la livre carolingienne ‒ et pesaient les tributs et les rançons au moment de leur réception 11. Ces tributs et rançons n’étaient sans doute pas uniquement constitués de monnaies. Les églises et les grands du royaume pouvaient payer leurs contributions en argent non monnayé. Les trésors monétaires du Moyen Âge trouvés dans les pays scandinaves montrent que les monnaies étaient considérées comme des lingots de métal par les Vikings, qui les thésaurisaient avec d’autres objets en argent et les coupaient en morceaux à l’occasion. Il est probable que certains de ces trésors soient les vestiges de tributs payés par les Francs dans le courant du IXe siècle.

Ces levées d’impôts extraordinaires fournissent des indications sur ce que devaient être les impôts en temps normal, ainsi que sur la stratification de la société franque. En 866, la taxe levée par Charles le Chauve était adaptée au volume des possessions de chacun : six deniers par manse libre, trois par manse servile, un denier par maison modeste, un demi-denier par chaumière. Les marchands devaient donner le dixième de leurs biens. Les Francs propriétaires de domaines devaient payer un impôt spécial, l’hériban, qui remplaçait le service armé, et qui, selon la valeur de leurs propriétés, allait de 5 à 60 solidi ou trois livres d’argent 12. Les ecclésiastiques devaient payer selon leurs moyens. Cette répartition suppose un recensement préalable et la tenue de registres par une administration. Elle suppose également que les habitants des campagnes avaient accès à la monnaie.
Les mentions de la monnaie dans les sources ecclésiastiques sont plus nombreuses ‒ il nous est impossible ici d’être exhaustif. Ce qui importe, nous semble-t-il, c’est qu’elles décrivent des pratiques populaires. Nous ne sommes plus seulement dans l’entourage des grands, des évêques et des abbés. Vies de saints et annales de monastères présentent des gens du commun, moines, paysans, pèlerins, pêcheurs, taverniers, marchands, qui détiennent des deniers d’argent et en font usage dans la vie quotidienne. Le solidus ou sou de 12 deniers est utilisé à nouveau comme unité de compte, pour une grosse somme donnée aux moines de Saint-Denis.

3. Un tournant sous les premiers Carolingiens ?

Les testaments de saint Rémi et de Charlemagne Les mentions de la monnaie sont nombreuses dans les sources narratives du VIe siècle, courantes dans celles de la première moitié du VIIe. L’arrêt de la frappe des triens d’or, vers 670, est suivi par une période de transition où des deniers sont produits dans de nombreux ateliers. La monnaie ne fait plus l’objet, dans les sources du dernier tiers du VIIe siècle et de la première moitié du VIIIe, que de très rares mentions dont deux laissent entrevoir la circulation conjointe de monnaies d’or et d’argent. La seconde moitié du VIIIe siècle voit la mention de la monnaie dans quelques chroniques, le plus souvent sous une forme générique : pecunia. Entre 840 et la fin du IXe siècle, les tributs payés par Charles le Chauve aux Vikings occupent une place importante dans la continuation des Annales royales, les Annales de Saint-Bertin, et dans les sources ecclésiastiques. Elles nous permettent de voir l’utilisation des deniers par l’ensemble de la population pour payer des contributions extraordinaires. Une série d’anecdotes nous montrent les deniers utilisés pour règler des transactions de la vie quotidienne jusque dans les campagnes.
La raréfaction de la monnaie dans les sources narratives de Pépin le Bref à Louis le Pieux semble due à la nature même de ces sources. Sous les premiers Carolingiens, les textes narratifs disponibles s’intéressent exclusivement aux personnages de premier plan : rois, aristocrates, évêques et abbés. Les événements relatés sont généralement d’ordre militaire, politique et diplomatique. L’agriculture, l’artisanat, la construction, le commerce, le transport, la navigation, ce que nous appelerions aujourd’hui la vie du tissu socio-économique, n’apparaît que rarement. Les gens du peuple, n’appartenant ni à l’aristocratie, ni au haut clergé, ne font que de brèves apparitions dans nos sources, en tant que figurants. La plupart, contrairement aux membres de l’élite, sont anonymes ; ils sont désignés sous des noms communs, ce sont les pauvres, les clercs, les marchands, les dévots, les serviteurs. Dans les textes narratifs mérovingiens, la monnaie d’or tenait une place importante. C’était à la fois un instrument des échanges, de l’ostentation et de la thésaurisation des élites. La monnaie n’était pas seule à jouer ce rôle : on voit également dans ces sources des biens de valeur, vaisselle d’or et d’argent, chevaux, esclaves, terres, bijoux et armes, thésaurisés, échangés, volés ou rachetés. La monnaie d’or faisait partie de cet éventail de biens de valeur. À ce titre, elle avait sa place dans les chroniques de l’élite mérovingienne.
Dans les chroniques des premiers Carolingiens, les biens de valeur, terres, chevaux, armes, vaisselle et bijoux précieux, tiennent toujours une place éminente. On les voit dans les butins, les testaments, les trésors, tributs et cadeaux. La monnaie d’or n’est plus disponible et ne fait plus partie des biens échangés par les membres des élites. La monnaie d’argent ne trouve pas immédiatement place dans ces textes narratifs, parce son rôle n’est pas de circuler parmi les élites, mais parmi le peuple, auquel ces textes ne s’intéressent pas. Lorsque la monnaie réapparaît en quantités dans nos sources, dans les années 840, c’est avant tout sous forme de très grosses sommes, exprimées non pas en unités monétaires réelles, les deniers, mais en unités de compte ou de poids, solidi et livres. Ces unités conviennent mieux aux transactions des grands. Les deniers par contre servent aux échanges quotidiens du peuple et à lever les contributions des paysans, artisans et marchands, rassemblées ensuite par les grands et versées aux envahisseurs vikings. Les sources ecclésiastiques nous montrent ces gens du peuple utilisant la monnaie pour faire des achats, payer des taxes ou des tributs, ou faisant l’aumône.
Deux testaments ont été conservés par les chroniqueurs. Le premier, rédigé dans le premier tiers du VIe siècle par saint Rémi, mentionne 15 legs de solidi à partager entre le clergé de plusieurs églises, des membres de sa famille, des serviteurs et des pauvres 13. Le second, rédigé par Charlemagne entre 811 et 814, ne cite aucune unité monétaire, mais uniquement le terme générique, pecunia, « de l’argent », à quatre reprises. Il nous semble qu’entre ces deux testaments, l’élite a changé d’attitude par rapport à la monnaie, largement remplacée dans les fonctions de réserve et de transmission de valeur par les métaux précieux non monnayés et les biens de luxe. La monnaie d’or convenait à l’élite et à ses pratiques, la monnaie d’argent convient mieux au peuple.

1. Cabinet des médailles, Bibliothèque royale de Belgique. Doctorant en archéologie, KULeuven, dans le cadre du PAI Comparing regionality and sustainability in Pisidia, Boeotia, Picenum and northwestern Gaul between Iron and Middle Ages (1000 BC-1000 AD) financé par BELSPO. christian.lauwers@kbr.be

Tableau 1 ‒ Sources narratives mérovingiennes (à l’exclusion des Vitae ne comprenant qu’une seule mention de la monnaie
Tableau 2 ‒ Les fonctions de la monnaie ventilées par siècle, période mérovingienne, d’après les sources littéraires franques a Mention datable IVe-Ve ; b mentions datables Ve-VIe ; c mention datable VIe-VIIe
Tableau 3 ‒ Cadeaux diplomatiques et tributs dans les sources narratives mérovingiennes
Tableau 4 ‒ Mentions d’amendes au VIe siècle

2. JESSE 1924.

3. HEINZELMANN 2013, Anhang p. 276-291. Voir également LAUWERS 2015 pour Grégoire de Tours.

4. Toutes ces sources sont disponibles en ligne (en latin) dans les Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Merovingicarum: http://www.dmgh.de/de/fs1/object/display.html?sortIndex=010:020

Tableau 5 ‒ La fiscalité dans les sources littéraires mérovingiennes
Tableau 6 ‒ Dons des rois mérovingiens aux institutions ecclésiastiques, Ve-VIIe siècles

5. GRÉGOIRE DE TOURS, Histoire des Francs, II, 12 ; FRÉDÉGAIRE, Chroniques, III, 11.

6. Les mentions de la monnaie dans l’Histoire des Francs ayant fait l’objet d’un article récent dans cette même revue (BCEN 52-1, p. 24-32), nous y renvoyons nos lecteurs.

Tableau 7 ‒ Mentions du commerce dans les sources narratives mérovingiennes
Tableau 7 ‒ Mentions du commerce dans les sources narratives mérovingiennes
Fig 1
Fig 2
Fig 3
Fig 4
Fig 5

Fig. 1-5 – Solidus au nom d’Anastase (fig. 1) ; tremisses au nom des rois Théodebert (fig. 2-3) et Gontran (fig. 4-5) (illustrations extraites de DE BELFORT 1892-1895)

7. DUNCAN-JONES 1994, p. 45.

Tableau 8 ‒ Les rançons dans les sources littéraires mérovingiennes
Tableau 8 ‒ Les rançons dans les sources littéraires mérovingiennes
Tableau 9 ‒ Autres mentions de la monnaie dans les sources narratives mérovingiennes
Tableau 9 ‒ Autres mentions de la monnaie dans les sources narratives mérovingiennes
Tableau 10 ‒ Sources narratives carolingiennes mentionnant la monnaie10
Tableau 10 ‒ Sources narratives carolingiennes mentionnant la monnaie10

8. Ce dernier exemple provient d’une source normative.

9. GRÉGOIRE DE TOURS, Histoire des Francs, VII, 29 : «Nonnulli etiam matricolariorum et reliquorum pauperum» ; Vita Remigi episcopi Remensis, 32 (testament de saint Rémi) : «Pauperibus in matricola positis, ante fores aecclesie expectantibus stipem, due solidi (…) inferentur» ; ibid., «Pauperibus in matricola positis solidus dabitur».

10. Il conviendrait de compléter ces sources par un examen des polyptyques carolingiens (nous remercions Alain Dierckens pour cette remarque).

Tableau 11 ‒ Mentions de la monnaie (au sens large) dans les sources narratives carolingiennes
Tableau 11 ‒ Mentions de la monnaie (au sens large) dans les sources narratives carolingiennes
Tableau 12 ‒ Mentions de l’argent dans les Annales de Saint-Bertin
Tableau 12 ‒ Mentions de l’argent dans les Annales de Saint-Bertin
Tableau 13 ‒ Contributions extraordinaires levées par Charles le Chauve en 866 et 877 pour payer les tributs vikings
Tableau 13 ‒ Contributions extraordinaires levées par Charles le Chauve en 866 et 877 pour payer les tributs vikings
Tableau 14 ‒ Mentions de l’argent dans les source ecclésiastiques carolingiennes
Tableau 14 ‒ Mentions de l’argent dans les source ecclésiastiques carolingiennes
Tableau 15 ‒ La monnaie dans les testaments de saint Rémi et de Charlemagne
Tableau 15 ‒ La monnaie dans les testaments de saint Rémi et de Charlemagne

11. COUPLAND 2000, p. 62-63 12.

12. COUPLAND 2000, p. 67.

13. Nous faisons ici référence à la version courte de ce testament, rapportée par Hincmar dans la Vita Remigii episcopi Remensis, MGH, Vol. 3, p. 336-341 et considérée généralement comme authentique, et non à la version augmentée par Flodoard dans son Histoire de l’église de Reims.