Monnaies satiriques au XIXe s. : l’apport des archives (I), par Thibault Cardon

Monnaies satiriques au XIXe s.

Dans le cadre d’un travail de grande ampleur sur les monnaies satiriques qui ont émaillé le XIXe siècle français, les sources écrites peuvent être mises à contribution pour identifier correctement les monnaies très diverses retrouvées de nos jours. Dans cet article, premier d’une série de trois, quelques dossiers d’archives nous servent à démêler trois séries du début du XIXe siècle : les contremarques officielles pour le paiement de la solde, une contre-marque bonapartiste de 1820 et un éclairage totalement inédit sur les boîtes dites « de bagnard ».

L’article qui suit, prévu pour être en trois parties, est la publication de la conférence que j’ai eu le plaisir de donner le 25 avril 2015 à la Bibliothèque Royale de Belgique à l’occasion de la remise du prix quinquennal du CEN. Je tiens ici à remercier chaleureusement le jury du prix quinquennal, les membres du CEN et les auditeurs et auditrices qui ont fait le déplacement pour cette occasion.

Depuis quelques années, je tente de mener conjointement avec Christian Schweyer un travail d’inventaire, de classification et d’attribution des monnaies « satiriques ».
Mon travail consiste principalement à retrouver des sources écrites, notamment des archives policières et judiciaires 1 , éclairant ce phénomène. Ces dossiers apportent à ce sujet des précisions, des attributions, des dates, parfois remettent en cause fondamentalement certaines hypothèses.

Les monnaies satiriques sont appréciées des collectionneurs et des numismates pour la curiosité qu’elles suscitent. Celles de Napoléon III liées à la défaite de Sedan sont les plus connues mais elles ne sont pas, loin de là, les seules. Pour ne parler que de la France du XIXe s., on connaît des dizaines voire des centaines de séries différentes couvrant toute la période et tous les groupes politiques. Les premières semblent apparaître avec la révolution à la toute fin du XVIIIe s. Cette pratique est encore assez vivace durant la seconde guerre mondiale et jusque dans les années 1970. Quelques-unes de ces séries ont fait l’objet d’études détaillées en s’appuyant sur trois éléments : un corpus des exemplaires connus, des attestations anciennes garantissant leur authenticité, des parallèles avec la caricature papier pour en expliciter le sens 2. La formule « monnaie satirique » est bien pratique mais un peu trompeuse puisque toutes ces monnaies modifiées dans un but politique ne sont pas à proprement parler satiriques. Si la plupart d’entre elles sont bien des critiques moqueuses ou des caricatures, d’autres portent des messages de propagande politique sans aucune moquerie. Les gravures ou contremarques ainsi apposées sont alors très visibles sur les monnaies. Dans d’autres cas, on observe des modifications, parfois très discrètes, qui ont une fonction bien différente mais également politique : elles servent de signe de reconnaissance, de laissez-passer pour des réunions secrètes. Quelques exemples sont connus, mais on manque le plus souvent de documents pour les interpréter 3. Outre le problème des faux pour collectionneurs, il est parfois très délicat, aujourd’hui comme à l’époque, d’identifier correctement une contremarque. Je prendrai comme exemple le cas des écus français de Louis XVI contremarqués par la ville de Berne en 1816 pour leur donner un cours de 40 batzen.
Le poinçon, bien connu, figure d’un côté l’ours de Berne et de l’autre l’indication de valeur « 40 / BZ » (fig. 1)4 . En mai 1823, le préfet de Charente, trouvant par hasard une monnaie de 1789 ainsi contremarquée, s’empresse de la signaler au ministre de l’Intérieur comme étant le signe de reconnaissance d’une société secrète républicaine :

« D’après l’examen de cette pièce, tout m’y a paru marqué au coin de la plus criminelle perversité. La soustraction de l’exergue ou légende qui entoure nos pièces de 5f80 et contient le vœux (sic) exprimé pour la conservation du Roi, le choix du millésime – 1789 – qui est l’époque vers laquelle les libéraux voudroient nous faire retrograder pour recommencer la révolution, l’écusson gravé sur le revers de la pièce et qui représente, je crois, un cochon et enfin l’endroit où il est placé qui nous rappelle le crime du 21 janvier, le nombre de 40 gravé de l’autre côté désigne, je suppose, le numéro de la vente à laquelle appartient l’ancien propriétaire de cette pièce ainsi que les lettres B et Z qui doivent je pense signifier Bazas ou avoir quelque signification de ce genre. Enfin, je suis convaincu que cette pièce est une de ces Lettres de Passe qui suivant M. Marchangi servent aux bons cousins pour se reconnaître entre-eux et se faire admettre dans les autres ventes » . 5

Cette interprétation, aussi farfelue et précise que peu étayée, montre bien l’état d’inquiétude politique qui régnait alors. Le courrier alarmiste sera aussitôt suivi d’un démenti catégorique du ministre qui a parfaitement identifié l’origine de cette contremarque.

I. Quelques contremarques napoléoniennes (1811-1821)

La question des contremarques apposées sur les écus d’argent du début du XIXe s., et notamment sur ceux de Napoléon Ier, a depuis longtemps posé problème, tant pour démêler les fausses contremarques des vraies que pour saisir le sens de ces dernières. Il est probable qu’une partie des nombreuses contremarques recensées pour cette période soient effectivement fausses, ainsi que le supposait J.-R. De Mey, affirmant mais sans en donner la preuve qu’elles « furent faites au début du siècle par un marchand qui sévissait sur les quais de la Seine » 6 . Il ne paraît pas possible pour le moment de distinguer les contremarques authentiques de celles destinées au collectionneurs. Cependant, et sans compter les fameuses contremarques au tigre étudiées par François de Callataÿ et Jean-Baptiste Forestier, plusieurs documents d’archives permettent d’une part d’affirmer qu’il y a bien eu des contremarques dès cette époque, et d’autre part que les motivations pouvaient être très diverses 7 . Deux cas de figure sont présentés ici d’après les sources écrites et mis en parallèle avec des monnaies réelles connues par ailleurs.

I.1. Des contremarques pour le paiement de la solde des armées (1812-1815)

Dans un article récent, Jacques Meissonnier analyse un extrait méconnu des mémoires de C. Lavirotte, inspecteur financier et officier sous l’Empire8. Cet extrait concerne le paiement de la Grande Armée cantonnée à Varsovie en 1812. Lavirotte constate que « le Piémont était encombré d’une masse de monnaies d’argent des bas-alliés qui gênait beaucoup dans toutes les transactions ». Il est décidé de s’en débarrasser en en expédiant à Varsovie pour contribuer à la solde de la Grande Armée engagée dans la campagne de Russie. La mention de « monnaies des bas-alliés » est problématique, elle peut être comprise soit comme des monnaies de pays alliés mais secondaires, soit comme des monnaies en mauvais alliage d’argent comme il en existait dans certaines principautés ou républiques italiennes. Lorsqu’il arrive à Varsovie, Lavirotte suggère, mais sans préciser si cela a été fait ou non, de contremarquer les monnaies qu’il apporte, sans doute pour en forcer le cours auprès des soldats. L’usage de monnaies dépréciées utilisées avec un cours forcé pour le paiement de la solde est une pratique bien attestée pour l’armée napoléonienne, sans pour autant être spécifique à cette période9. S’il s’agit bien de monnaies en mauvais alliage d’argent, il s’agit là d’un bon moyen pour les centres payeurs d’utiliser des monnaies dépréciées à un cours forcé supérieur. Dans tous les cas, la contremarque fait office de propagande par les motifs qu’elle figure, là encore non spécifiés par Lavirotte. J. Meissonnier précise à raison qu’aucune des monnaies contremarquées s’agit de monnaies étrangères, italiennes en l’occurrence, et qui seraient envoyées en Europe de l’Est. On notera que les monnaies dont il est ici question sont sans doute des monnaies dites napoléonides. Or, un nombre non négligeable de monnaies napoléonides d’argent, des écus principalement, mais également d’or, portent des contremarques napoléoniennes figurant notamment le profil de l’empereur. Ces monnaies ont parfois été présentées comme des productions plus récentes à destination des collectionneurs, sans s’étonner de ne trouver ces contremarques que sur des monnaies napoléonides. Il semble désormais crédible de supposer qu’une partie au moins de ces contremarques sont authentiques, et n’ont pas un but satirique mais administratif. Quatre séries de contremarques, appartenant à au moins deux périodes différentes, pourraient être interprétées ainsi.

Profil tête nue à droite (fig. 2)

Le poinçon, simple mais finement exécuté, figure le profil de Bonaparte à droite. Il mesure environ 12,5 mm de la pointe du cou au sommet de la tête et 11 mm de la nuque au front. Il ne s’agit pas d’un poinçon destiné à produire les coins des monnaies françaises ou napoléonides, ni même des essais. Si elle n’a pas été fabriquée pour l’occasion, à moins que ce ne soit un réemploi d’un poinçon de médaille, cette contremarque a pour le moment été observée sur deux monnaies italiennes d’un module approchant celui de l’écu.
La première (fig. 3) est un scudo du gouvernement populaire de Bologne frappé en 1797 (DMP 10 n° 921). La seconde (fig. 4) est une pièce de 8 lires de la république ligurienne datée de 1798 (DMP n° 901). Comme le buste de Bonaparte apparaît systématiquement lauré sur les monnaies à partir de 1807, si cette contremarque est bien authentique, elle a dû être réalisée entre 1798 et 1807.

Profil tête nue à gauche (fig. 5)

Le poinçon, là encore finement exécuté, figure Bonaparte, tête nue à gauche. Il mesure environ 9,5 mm de la pointe du cou au sommet de la tête et 8 mm de la nuque au front. Par sa taille et sa forme générale, le poinçon s’apparente à celui du quart de franc dit « tête de nègre » frappé en 1807. Il en diffère notamment par le traitement de la chevelure, les mèches sont ici horizontales alors qu’elles sont verticales sur le type dit « tête de nègre ». Cette contremarque a été observée sur deux monnaies, un scudo (fig. 6) de la république romaine daté des années 1798-1799 (DMP n° 947) et un écu de 5 francs (fig. 7) de Gaule subalpine daté de l’an 10, soit septembre 1801-septembre 1802 (DMP n° 895). La date de frappe de cette dernière monnaie et l’absence d’une couronne de laurier permettent de supposer que le poinçon date des années 1802-1807.

Profil tête laurée à gauche (fig. 8)

Le poinçon, gravé avec soin, figure le profil de Napoléon, tête laurée à gauche. Le poinçon mesure environ 6 mm de la pointe du cou au sommet de la tête et 5,5 mm de la nuque au front. Ce poinçon est particulièrement petit et ne peut correspondre à aucune frappe de monnaies. Il n’a pu être observé que sur une monnaie (fig. 9), un francescone du royaume d’Étrurie daté de 1807 (DMP n° 937). En l’attente de nouvelles données, et en admet-tant qu’elle soit authentique, cette contremarque doit être datée des années 1808-1815.

Profil tête laurée à droite (fig. 10)

Ce poinçon finement exécuté montre le profil lauré à droite de Napoléon. La frappe est telle qu’elle a parfois insculpé également les contours du poinçon. Il mesure environ 12 mm de la pointe du cou au sommet de la tête et 12 mm de la nuque au front. De même que pour les cas précédents, l’origine du poinçon, s’il n’a pas été gravé spécialement pour cette occasion, n’a pu être déterminée. Cette contremarque a été reconnue sur quatre monnaies napoléonides : une piastre de 12 carlini de la république napolitaine de 1799 11 , une couronne (fig. 11) de Bavière pour Maximilien Ier datée de 1809 (DMP n° 553), une pièce de 40 batzen (fig. 12) du canton de Vaud datée de 1812 (DMP n° 1377) et une 5 lires (fig. 13) de Sicile pour Joseph Murat datée de 1813 (DMP n° 1004). On constate ici une grande diversité des provenances géographiques.
Cependant, les trois émetteurs de ces monnaies, encore alliés de l’Empire français en 1813, vont se retourner contre Napoléon à l’occasion de la bataille de Leipzig en novembre 1813. Il ne serait donc pas aberrant de contremarquer les monnaies de ces anciens alliés, en 1814-1815.

I.2. Une contremarque « séditieuse » à l’aigle napoléonien vers 1820

Un échange de lettres entre le préfet de la Haute-Vienne et le ministre de l’intérieur est pour le moment la seule attestation écrite de l’existence de contremarques napoléoniennes à vocation politique. Il est tiré des Archives Nationales (Caran), sous-série Police (F7-6706-15). Dans un courrier de deux pages daté du 12 janvier 1821, le préfet informe le ministre de la découverte récente, dans les caisses du receveur départemental, d’un écu de 5 francs « qui porte sur l’effigie royale l’empreinte d’un aigle couronné ». C’est, selon ses mots, « le fruit des loisirs séditieux de quelque faible ennemi des Bourbons, qui cache dans l’ombre sa haine et son impuissance de nuire ».
Il s’agit pour lui d’une pratique nouvelle, absolument isolée, et dont il ne sait visiblement pas quoi faire. Il faut toutefois se rappeler que chaque préfet avait intérêt à exposer la situation de son département sous le meilleur jour aux yeux du gouvernement, il n’est donc pas exclu que le préfet cherche là à présenter comme anecdotique un phénomène en réalité plus ample. Son insistance à minimiser cet acte « au milieu du calme politique dont nous jouissons, et de la tranquillité qui règne dans tout le ressort de [son] administration » pourrait même être un indice en ce sens.

Face à la lettre très documentée du préfet de Haute-Vienne, la réponse du ministre, expédiée le 19 janvier soit une semaine plus tard, est particulièrement brève. En dehors d’une demande de renseignements complémentaires le cas échéant, l’intérêt de cette lettre est de nous apprendre que visiblement aucun autre cas similaire n’a été recensé par le ministère jusqu’à ce moment. Le fait que le dossier ne compte pas d’autres courriers incite à penser qu’aucune autre monnaie n’a été signalée par la suite au ministre.

Quoiqu’il en soit, le préfet est parfaitement conscient qu’il est en l’état « presqu’impossible de découvrir l’auteur [du] délit ». Il prend deux initiatives pour aider le ministre à recouper au besoin les informations avec d’éventuels cas similaires. D’une part il joint la monnaie en question à sa lettre. Le préfet suggère en effet d’examiner soigneusement les monnaies afin de voir « si les signes sont les mêmes et si les instruments dont on se serait servi pré-sentent la même forme et les mêmes dimensions », ce qui fait de lui un quasi précurseur de la charactéroscopie ! Cette monnaie est ensuite conservée, nous le savons par une note manuscrite rajoutée par la suite sur le courrier, « dans le cabinet de l’archiviste ».

Malheureusement, il nous a été impossible d’en retrouver la trace12. D’autre part, et ce détail est plus utile, il signale que « il paraît qu’on s’est servi pour imprimer ce signe de l’usurpateur d’un de ces poinçons qu’on employait à marquer les mesures de longueur et de contenance ». Il s’agit d’une supposition, et non d’une certitude, mais cela fournit au moins une ressemblance stylistique, si ce n’est une origine au poinçon. Les poinçons de contrôle des poids et mesures sont vraisemblablement de deux types pour le premier Empire, et le second au moins, utilisé en 1808-1815, figure un aigle aux ailes éployées couronné (fig. 14) et peut connaître quelques variations. L’inventaire d’un bureau de vérification en 1809 mentionne trois poinçons à l’aigle, « un grand la tête à droite, et deux petits ayant soit la tête à droite soit la tête à gauche13» .

Il existe un écu (fig. 15) de Louis XVIII, frappé en 1814 à Bayonne dont le revers porte sur les armes de France, une contremarque figurant un aigle couronné. Le poinçon est très similaire, avec néanmoins quelques petites différences, notamment dans l’orientation des ailes. Cette monnaie, à ma connaissance unique à ce jour, est sans doute du même poinçon que celle saisie il y a près de 200 ans dans la Haute-Vienne. Il s’agit d’une contremarque de propagande napoléonienne réalisée entre 1814 et 1820, peut-être dans le quart sud-ouest de la France.

Ce dossier offre une piste de recherche pour les autres monnaies contremarquées : découvrir l’origine des poinçons utilisés. Souvent, il s’agit en effet de poinçons professionnels réutilisés. L’utilisation d’un poinçon ancien est alors un élément en faveur d’une contre-marque authentique. Ainsi, il a été possible de retrouver un autre poinçon de contrôle à l’aigle (fig. 16) utilisé pour contremarquer des écus de 5 francs, vraisemblablement dans les années 1851-1853 (fig. 17). Il y aurait également un long travail de comparaison à faire entre les nombreuses contremarques à la fleur de lis connues sur des monnaies du début du XIXe s. et les poinçons de contrôle à la fleur de lis utilisés durant l’Ancien Régime et sous Louis XVIII puis Charles X.

II. Les « boîtes à secrets » ou « boîtes de bagnards »

Les fameuses boîtes dites « de bagnards » ou « à secrets » ont éveillé la curiosité des numismates depuis plus d’un siècle. De quoi s’agit-il ? Ce sont des monnaies épaisses, souvent de grosses monnaies de bronze d’un décime qui sont finement travaillées de façon à ce qu’on puisse les ouvrir et y cacher quelque chose (fig. 18). Plusieurs techniques ont été observées et un article récent paru dans ce bulletin14 en fait une très bonne synthèse.

Quel fut leur usage ? L’explication la plus courante nous est donnée par Victor Hugo dans deux passages très similaires des Misérables, parus en 1868 :
« L’ enquête judiciaire à laquelle le guet-apens de la masure Gorbeau donna lieu par la suite, a constaté qu’un gros sou, coupé et travaillé d’une façon particulière, fut trouvé dans le galetas, quand la police y fit une descente; ce gros sou était une de ces merveilles d’industrie que la patience du bagne engendre dans les ténèbres et pour les ténèbres, merveilles qui ne sont autre chose que des instruments d’évasion. Ces produits hideux et délicats d’un art prodigieux sont dans la bijouterie ce que les métaphores de l’argot sont dans la poésie. Il y a des Benvenuto Cellini au bagne, de même que dans la langue il y a des Villon. Le malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen, quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se visse et se dévisse à volonté ; c’est une boîte. Dans cette boîte, on cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux forçat ne possède qu’un sou ; point, il possède la liberté. C’est un gros sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu’au moment où les bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu’il réussit à cacher dans sa main, et qu’ensuite, ayant la main droite libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui l’attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements imperceptibles que Marins avait remarqués15 »

« Une serrure se présente ; le bourgeois a dans sa poche sa clef fabriquée par un serrurier. Toi, si tu veux passer outre tu es condamné à faire un chef-d’œuvre effrayant, tu prendras un gros sou, tu le couperas en deux lames avec quels outils ? tu les inventeras. Cela te regarde. Puis tu creuseras l’intérieur de ces deux lames, en ménageant soigneusement le dehors, et tu pratiqueras sur le bord tout autour un pas de vis, de façon qu’elles s’ajustent étroitement l’une sur l’autre comme un fond et comme un couvercle. Le dessous et le dessus ainsi vissés, on n’y devinera rien. Pour les surveillants, car tu seras guetté, ce sera un gros sou ; pour toi, ce sera une boîte. Que mettras-tu dans cette boîte ? Un petit morceau d’acier. Un ressort de montre auquel tu auras fait des dents et qui sera une scie. Avec cette scie, longue comme une épingle et cachée dans un sou, tu devras couper le pêne de la serrure, la mèche du verrou, l’anse du cadenas, et le barreau que tu auras à ta fenêtre, et la manille que tu auras à ta jambe. Ce chef-d’œuvre fait, ce prodige accompli, tous ces miracles d’art, d’adresse, d’habileté, de patience, exécutés, si l’on vient à savoir que tu en es l’auteur, quelle sera ta récompense ? le cachot16 » .

Dans une version légèrement différente, ces « boîtes à secrets », toujours détenues par les bagnards, sont censées contenir une monnaie d’or. Cet or permet d’améliorer le quotidien en soudoyant les gardes, voire de financer une évasion. C’est par exemple la version présentée au château de Thoiry, mais sans aucune source : « la pièce de 2 sous en cuivre contient un sol en or. Lorsque Jean-Baptiste Marchault fut enfermé à 92 ans dans les prisons révolutionnaires, ces pièces truquées lui permirent d’acheter les médicaments dont il avait besoin17 » .

Cette utilisation, séduisante et romanesque au possible, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Plusieurs auteurs l’ont noté. Toutes les monnaies ainsi réalisées, quand il ne s’agit pas de reproductions contemporaines, nécessitent un véritable savoir-faire de bijoutier ou d’horloger, et un matériel que ne pouvaient pas se procurer les bagnards ou les prisonniers. De plus, dans le cas de Jean-Baptiste Marchault, les gros sous en question n’existaient pas lorsqu’il était en prison.
Si les usages de ces monnaies « bidouillées » ont pu être très divers, un petit dossier18 exhumé aux archives départementales de Seine-Maritime fournit une piste pour le début du XIXe s. Le dossier comporte plusieurs courriers rédigés entre avril et août 1819 au sujet d’une affaire de propagande pro-napoléonienne. La royauté est en effet restaurée depuis 1815 et Napoléon Ier, détenu à Sainte-Hélène et qui décède en 1821, a encore de nombreux partisans, tant pour lui-même que pour son jeune fils Napoléon II, surnommé l’Aiglon. Lorsque Napoléon Ier abdique définitivement en 1815, c’est d’ailleurs au profit de son fils, qui n’a alors que 4 ans.

Le règne de l’Aiglon, méconnu, est sans doute un des plus courts de l’histoire : 15 jours. Deux documents vont ici retenir notre attention. Ce sont deux lettres du Juge de Paix de Doudeville datées des 5 et 18 avril 1819. Il y est fait mention d’une monnaie de deux sols, soit un décime, à l’effigie de la République. « La pièce fut alors divisée en deux parties moyennant quelque pas de vis et il me fut demandé si je connaissais l’original du portrait qu’elle renfermait ». Dans la monnaie se trouve en effet un « portrait imprimé sur papier représentant le fils de Napoléon ». L’usage précis de ces monnaies n’est pas identifié formellement, mais on suppose qu’il s’agit-là d’un signe de reconnaissance bonapartiste, probablement pour accéder à des réunions secrètes. Les difficultés techniques rencontrées par les bagnards ou prisonniers ne se posent plus. On peut également supposer une production d’assez grande envergure et non plus confidentielle, ce qui pourrait également expliquer une certaine standardisation technique pour les décimes républicains ainsi transformés. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de monnaies satiriques, mais bien de monnaies modifiées à une fin politique, ici pour en faire un signe de reconnaissance partisan. Cette explication, assurée par un modeste dossier d’archive, ne doit pas pour autant nous faire exclure d’autres interprétations. Ainsi, un extrait des mémoires de Guy Joly, conseiller au Châtelet de Paris et mort en 1678, mentionne l’existence de gros écus d’argent transformés en boites tout à fait similaires. Ces écus, offerts comme jetons de jeu au Prince de Conti, emprisonné en 1650-1654 pour avoir été un des meneurs de la Fronde contre Louis XIV, permettent de lui faire passer secrètement des messages 19. Une monnaie de ce type, fabriquée à l’aide de l’avers d’un écu de Louis XIII et du revers d’un écu de Louis XIV, frappé en 1655, a été vendue il y a quelques années20.

Fig. 1Écu de Louis XVI (1789, Perpignan) contremarqué à Berne en 1816. Monnaies d’Antan, vente n° 12 du 21 novembre 2012, lot n° 2162.
Fig. 2Profil de Napoléon tête nue à droite
Fig. 3Gouvernement populaire de Bologne, scudo (1797). Claude Burgan, vente n° 23 du 17 octobre 1990, lot n° 834.
Fig. 4République ligurienne, 8 lires (1798). Exemplaire publié par ANBP sur le site Numisma-tica Italiana. URL : http://numismatica-italiana. lamoneta.it/moneta/W-RL98/5, consulté le 28 novembre 2013.

Fig. 6

Fig. 5Profil tête nue à gauche.
Fig. 6 – République romaine, scudo (1798-1799). Cet exemplaire, publié par J.-R. De Mey en 2001 avec d’autres « fausses » contremarques, a été par la suite publié sur un forum italien. URL : www. lamoneta.it, consulté le 2 juin 2006, désormais inaccessible.
Fig. 7 – Gaule subalpine, écu de 5 francs (an 10). Fraysse & Associés, vente du 17 mai 2006, lot n° 177.
Fig. 8 – Profil tête laurée à gauche.
Fig. 9 – Royaume d’Étrurie, francescone (1807). Fraysse & Associés, vente du 17 mai 2006, lot
n° 178.

Fig. 10

Fig. 11

Fig. 12

Fig. 13

Fig. 14

Fig. 15

Fig. 16

Fig. 17

Fig. 10 Profil tête laurée à droite.
Fig. 11 – Bavière, Maximilien Ier, couronne (1809). Cabinet Numismatique Albuquerque (Rouen), vente sur offre n° 43 de septembre 1993, lot n° 378.
Fig. 12 Canton de Vaud, 40 batzen (1812). Bourgey, vente des 10-12 mars 1976, lot n° 893.
Fig. 13 – Sicile, Joseph Murat, 5 lires (1813). Exemplaire publié sur le site Numismatica Italiana. URL http://numismatica-italiana.lamoneta.it/mo-neta/W-MUR/10, consulté le 28 novembre 2013.
Fig. 14 – Exemple d’un poinçon de contrôle des poids et mesures pour la période 1808-1813 (d’après Verdier, Heitzler 2004).
Fig. 15 – Louis XVIII, écu (1814, Bayonne) contremarqué d’un aigle couronné. CGB, vente sur offre n° 11 du 21 janvier 2002, lot n° 1701.
Fig. 16 – Exemple d’un poinçon de contrôle à l’aigle couronné du Premier Empire, apposé sur un poids. Poids publié sur www.lanumismatique.com, sujet n° vt50962, désormais inaccessible.
Fig. 17 – République française, écu (1851, Paris). Cabinet Numismatique Albuquerque
(Rouen), vente sur offre n° 76 du 4 avril 1997, lot n° 110.

Fig. 18 République française, un décime (An 7, Paris) transformé en boîte. CGB, fmd_192205.

Notes

1 Les fonds des archives de police (F7) et de justice (BB18) des Archives Nationales (Caran, Paris), ainsi que les rapports préfectoraux sur la situation politique de Seine-Maritime (Archives départementales, Rouen) ont été dépouillé exhaustivement.
2 F. DE CALLATAŸ & J.-B. FORESTIER, Les contre-marques au tigre sur les monnaies napoléoniennes, RN 160, 2004, p. 343-358 ; T. CARDON, Détournement politique de la monnaie : le cas des gravures du général Boulanger, BSFN 61-9, 2006, p. 244-249.
3 Voir par exemple les décimes et 5 centimes révolutionnaires contremarqués « à bas / Le drapeau / De la / Misère » et qui sont réputés avoir servi de signe de reconnaissance lors de l’insurrection légitimiste de 1832 : E. ZAY , Un jeton légitimiste, 1832, Bulletin mensuel d’Archéologie et de Numismatique 2, 1893-1894, p. 158.
4 Je tiens à remercier Monnaies d’Antan, Fraysse & Associés et l’équipe de CGB pour m’avoir autorisé à reproduire les monnaies issues de leurs ventes. Dans les autres cas, je n’ai malheureusement pas pu, malgré mes recherches, contacter les auteurs des images utilisées ici, particulièrement celles publiées sur le site Numismatica Italiana.
5 Caran, F7-6704-13. Les Bons Cousins sont un mouvement républicain établi en Franche-Comté. La base de cette organisation révolutionnaire secrète est la « vente », composée de 5 à 11 membres.
6 J.-R. DE MEY, Répertoire des monnaies apocryphes et de fantaisie, Numismatique & Change 322, 2001, p. 28.
7 Une autre piste, bien différente, mériterait d’être approfondie. Guy Thuillier rapporte le cas de changeurs bordelais qui, en 1806, « ont remis en circulation des pièces altérées ou démonétisées qu’ils avaient reçues au change et sur lesquelles ils n’avaient apposé que très légèrement le poinçon particulier qu’ils sont tenus d’appliquer sur les monnaies échangées » : G. THUILLIER, La monnaie en France au début du XIXe siècle.(Hautes Études Médiévales et Modernes 51), Paris, 1983, p. 101, note 49.
8 J. MEISSONNIER, Transports de fonds entre Turin et Varsovie en 1812, BSFN 65-9, 2010, p. 252-256.
9 J. MORVAN , Le soldat impérial (1800-1814), Paris, 1904 [réimpr. 1999], p. 363-388 ; T. CARDON & F. LEMAIRE, Les sous des soldats de Napoléon au camp de Boulogne (1803-1805). Étude des monnaies issues des fouilles des camps napoléo-niens d’Étaples-sur-Mer et Camiers (Pas-de-Calais, France), Journal of Archaeological Numismatics 4 , 2015 (à paraître).
10 Les références aux monnaies napoléonides sont données d’après DMP : J.-R. DE MEY & B. POINDESSAULT, Répertoire des monnaies napo-léonides, Bruxelles-Paris, 1971.
11 Exemplaire non illustré, signalé sur la fiche descriptive de la 5 lires Murat (voir fig. 13).
12 Elle ne figure pas dans la série AE V des Archives Nationales regroupant les « Pièces à convictions et objets saisis » et déposée au Musée de l’histoire de France. On y trouve pourtant des monnaies, y compris une monnaie satirique saisie et transmise d’une façon similaire quelques années plus tard.
13 R. VERDIER & M. HEITZLER, Balances, Poids et Mesures, de l’Antiquité au XXe siècle, Éditions du Cabinet d’expertise, t. 3, 2004, p. 367-368.
14 J. BERTRAND , Les monnaies « à secret » : procédés de fabrication et essai de classement, BCEN 49/2, 2012, p. 67-72 et 49/3,
p. 95-107.

15 3ème partie, livre 8ème, chapitre XX : « Le guet-apens ».
16 4ème partie, livre 4ème , chapitre II : « La mère Plutarque n’est pas embarrassée pour expliquer un phénomène ».
17 J. HENCKES, [Note sur les monnaies de bagnard], Numismatique & Change 207, 1991, p. 33.
18 Archives Départementales de la Seine-Maritime, 1M177 / 1MP3359, « Monnaies, médailles, 1815-1827 ».
19 A. BLANCHET, Écus creux de Louis XIII et Louis XIV, RN, 1927, p. 113.
20 CGB, vente sur offre n° 24, 24-06-2005, lot n° 1374.